Mémoire de mai

Voici le mois de mai...

Voici le mois de mai où les feuilles volent au vent (bis)
Où les feuilles volent au vent si jolies mignonnes
Où les feuilles volent au vent si mignonnement

Curieuse idée que d'introduire par cette délicate comptine les journées pleines de bruit et de fureur d'un certain mois de mai 1968. C'est qu'en fait, il ne s'agit pas ici de commémorer. Il n'y aura d'ailleurs, dans ce billet, aucune image, ni aucun récit en première personne. Nous allons en être suffisamment abreuvés tout au long de ces jours qui viennent (cela a déjà commencé), et les témoins vont défiler sur les ondes et sur les antennes.

L'histoire commence, dit Henry Rousso lorsque les historiens viennent déposséder les témoins de leur propre mémoire. Si Rousso a raison, il n'est donc pas encore temps d'écrire une histoire de mai 68, même si c'en est le 40e anniversaire, car les témoins sont bien vivants, trop vivants même, dirais-je si je n'en étais un moi-même. Et c'est cela qui me gène : que les soixante-huitards starisés qui vont pérorer dans les médias, en même temps qu'ils vont propager une image déjà largement falsifiée, cherchent encore à me déposséder de ma propre mémoire. .

Que puis-je faire alors, puisque je n'ai pas qualité pour écrire l'histoire de mai 68, et que je n'ai pas l'intention de livrer un témoignage ? Eh bien, faire ce que je fais généralement sur ce blog : essayer de démystifier, de nettoyer la figure de mai de toutes ces images grossières auxquelles on voudrait la réduire. Ce qui étonne le plus, c'est que les premier coupables de cette défiguration, ce sont ceux qui semblent les mieux placés pour en parler : les Cohn-Bendit, les Kouchner, les Clucksmann, les July, et quelques autres, auxquels on peut ajouter quelques politologues, sociologues, psychologues, ou autres "exégètes" de même farine.

Qu'était donc mai 68, si l'on écoute tout ce que nous en disent aujourd'hui ces gens-là ? Je dis bien ce qu'ils en disent aujourd'hui, car ce qu'ils en disaient alors, ils préfèrent l'oublier, et surtout le faire oublier, autrement dit, ils refusent de l'assumer. Quand Sarkozy clame sa volonté "d'en finir avec 68", Cohn-Bendit demande "d'oublier mai 68" : surprenante convergence ! Pourquoi s'étonnerait-on alors qu'André Glucksmann présente Sarkozy comme "un enfant de mai 68" ? Décidément, lorsqu'on évoque mai 1968, tout redevient possible ! surtout lorsqu'il s'agit de refaire le passé. Ce refus d'assumer peut être repéré par le préfixe ex-. Tous ces témoins, ou acteurs privilégiés sont des ex-quelque chose : des ex-maoïstes, ou des ex-trotskistes, ou des ex-gauchistes, etc.. Ainsi, ce dialogue hallucinant entre R. Castro, ex-chef maoïste, et J.-F. Kahn, ex-communiste, rapporté dans le remarquable livre de Krystin Ross, dont je recommande vivement la lecture "Mai 68 et ses vies ultérieures" :
  • R. Castro : "Mai 68, c'est pas politique, c'est un mouvement purement de paroles..."
  • J.-F. Kahn : "En effet [...] le mal terrible de remplacer la réalité par des mots [...] cette idée que n'importe quoi est possible [...] une des périodes les plus lamentables [...] des enfants qui n'ont plus de culture [...] même le Front national c'est une résultante de mai 68."
  • R. Castro : "Mai 68, crise des élites."
  • J.-F. Kahn : "Ah oui, on écoute mieux les enfants [...] le système des "petits chefs a été ébranlé.
  • Alfonsi (le modérateur de la télévision s'adressant à Castro) : "Vous portez le badge "Touche pas à mon pote " ?"
  • R. Castro : "Oui, ça enlève de l'angoisse."
Maurice Dugowson, Histoire d'un jour : 30 mai 1968, documentaire télévisé, Europe 1, France3, 1985

On voit avec une certaine stupeur tout ce que le fait d'être un ex- autorise à dire, et comment la figure de mai 68, par l'accumulation de tels commentaires, est devenue "semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce", comme disait Rousseau de l'âme humaine. Essayons néanmoins de décrasser cette statue, et d'en retrouver quelques traits plus authentiques. Je vais pour cela passer en revue quelques idées reçues dont il faut d'abord se séparer si l'on veut parvenir à quelque chose :

  1. Mai 68 serait un gigantesque monôme d'étudiants en délire, bien décidés à abattre les barrières d'une société bloquée et oppressive, à libérer les moeurs pour "jouir sans entraves". Ce n'est pas par hasard si c'est ce slogan que l'on cite d'abord lorsqu'on évoque mai 68, juste après le célébrissime "il est interdit d'interdire" (Cf. "Les mots piégés.") On en retrouve des traces dans la chanson allégorique de Brassens : "Le boulevard du temps qui passe", qui fait furieusement penser au Boul' Mich:

    On nous a vus, c'était hier,
    Qui descendions, jeunes et fiers,
    Dans une folle sarabande,
    En allumant des feux de joie,
    En alarmant les gros bourgeois,
    En piétinant leurs plates-bandes.

    Brassens se sert, dans cette chanson, de l'image la plus connue, celle qui est le plus largement diffusée: folle sarabande qui dégénère. Les pavés qui volent, les bombes lacrymogènes, puis les voitures qui brûlent, et les cocktails Molotov, mais il s'agit encore de "feux de joie" ; l'atmosphère est encore festive et bon-enfant, malgré les "ça ira" et "les gros bourgeois" qui évoquent un arrière-fond révolutionnaire et un arrière-plan de lutte des classes:

    Jurant de tout remettre à neuf,
    De refaire quatre-vint-neuf,
    De reprendre un peu la bastille.
    Nous avons embrassé, goulus,
    Leurs femmes qu'ils ne touchaient plus,
    Nous avons fécondé leurs filles.

    Cet arrière-fond et cet arrière-plan restent discrets dans la chanson. S'il s'agit de "refaire 89", et de "reprendre la bastille", c'est "un peu", comme par défi, comme pour rire.

    Dans la mare de leurs canards,
    Nous avons lancé, goguenards,
    Force pavés, quelle tempête !
    Nous n'avons rien laissé debout,
    Flanquant leurs crédos, leurs tabous
    Et leurs dieux, cul par-dessus tête.

    Etc.

    Bref, simple révolte étudiante, même si Brassens va un peu plus loin dans la dernière strophe citée, mais en tout état de cause , mai 68 n'est pas son propos, et son boulevard est d'abord une métaphore du temps qui passe.

    Il reste que, dans la mémoire commune, c'est bien ce qui reste de mai 68 : une révolte étudiante qui dégénère, au point de précipiter la France dans la "chienlit".

  2. Un tel mouvement de contestation n'aurait pu se développer que dans une société figée et oppressante. Mai 68 aurait été, au bout du compte, une salutaire bouffée d'air pur dans un monde confiné et au bord de l'asphyxie.
    Romain Goupil, un autre ex., de retour au Lycée Condorcet où il a effectué sa scolarité, devise avec quelques étudiants de l'enfer qu'était selon lui le lycée avant 1968, le "lycée caserne". Heureusement pour vous, leur dit-il, ravi, qu'il y a eu mai 68.

    Certes, le lycée que j'ai fréquenté avant 1968 était plus strict que celui d'aujourd'hui. La discipline y était plus rigoureuse, l'autorité plus rigide et parfois arbitraire, mais de là à parler de caserne ! Je serais curieux de savoir où et quand R. Goupil a effectué son service militaire, s'il l'a effectué, ce dont je doute. Car le lycée d'avant 68 était un lieu où l'on dispensait un savoir, ce qui n'a jamais été le but des casernes, que je sache ! C'était encore un lieu que les "réformes" pédagogistes n'avaient pas encore dévasté. Je sais que, pour certains, lesdites "réformes", de même que la "crise de l'autorité", ont leur source dans mai 68, et dans le fameux "il est interdit d'interdire" : cela resterait à démontrer. Je dirai seulement deux choses à ce sujet:

    1. Ce que je suis, je le dois à l'école de la République et au lycée d'avant 1968, à ce prétendu "lycée caserne" dont parle ingénument R. Goupil qui montre par cette expression qu'il n'en sait guère plus sur les lycées que sur les casernes.

    2. L'autorité qui a été ébranlée en 68, c'est l'autorité dans ce qu'elle pouvait avoir d'arbitraire, et par là toutes sortes d'autorités (celle du pater familias ou du patron paternaliste), mais pas l'autorité du savoir. Ce sont les "sciences de l'éducation" qui, plus tard, ont ruiné cette autorité-là, et elles ne doivent rien à mai 1968.
      (On pourra se référer à l'étude que j'ai consacré à ces "sciences de l'éducation", sous le titre "l'imposture pédagogique", que l'on pourra lire et télécharger sur le site "Sauver les lettres").

  3. Enfin, mai 68 marquerait une "révolution des moeurs", mais pas une révolution politique. Comme on l'a souvent souligné, et comme on se plaît à le rappeler, le mouvement est né à la cité universitaire de Nanterre, le 21 mars 1967. Ce jour-là, en effet, les garçons, contre le règlement intérieur interdisant aux filles les visites masculines, occupent le bâtiment des filles. Ce serait donc de la revendication de la liberté sexuelle que serait né le mouvement de contestation et Mai 68 serait né avec une montée d'hormones printanière.
    Dans l'abondante littérature sur mai 68, floraison de mai 2008, on peut signaler un livre qui met particulièrement l'accent sur cette dimension : "Ces jolies filles de mai 68, la révolution des femmes", d'Eric Donfu, publié chez Jacob Duvernet, et dont voici le résumé:

    Certaines ont jeté leurs soutiens-gorge au feu avec les féministes pour se débarrasser de ce corset qui emprisonne le corps des femmes, défendu la pilule et le droit à l'avortement, rompu avec les principes d'éducation de leurs parents, fait peu ou pas d'enfants, inventé une nouvelle société en y prenant le pouvoir. Quarante ans après, célibataires, mères ou grands-mères, que sont devenues celles qui disaient : "Ils peuvent couper toutes les fleurs, ils n'empêcheront pas la venue du Printemps" ? Ou même : "Jouissez sans entraves", "vivez sans temps morts", "baisez sans carotte" ? Ces filles de mai, habillées de minijupes courtes donnant une silhouette à la Paco Rabanne, ou de fripes colorées à la mode hippies, apparaissent comme le symbole éclatant d'un combat qui a changé la société en changeant la condition des femmes."

    En réalité, c'est un an après cette fameuse invasion du bâtiment des filles à la résidence universitaire de Nanterre que les choses prennent une tournure plus politique, puisque le mouvement du 22 mars, né lui aussi à Nanterre n'avait plus pour fin le droit de rendre visite aux filles, mais la libération de militants arrêtés le 20 mars lors d'une manifestation contre la guerre du Vietnam, ce qui est tout de même autre chose. Le "manifeste des 142" appelait à une journée de débat sur le thème "le capitalisme en 1968 et les luttes ouvrières, l'université et université critique, la lutte anti-impérialisme, les pays de l'Est et les luttes ouvrières et étudiantes dans ces pays".
Ce n'est qu'après avoir pris une distance suffisante avec ces représentations de mai que l'on peut en ressaisir la spécificité et comprendre pourquoi la véritable dimension de l'événement a été et reste occultée. Que Cohn-Bendit dise aujourd'hui : "En mai 68, nous avons gagné culturellement, pas politiquement", est symptomatique, et lorsqu'il ajoute "heureusement d'ailleurs!", on comprend mieux pourquoi il veut oublier 68, et ce qu'il veut en oublier.

Mai 68, ce n'est pas une crise générationnelle suraiguë, ce n'est pas un mouvement exclusivement ni essentiellement estudiantin, ce n'est pas, comme on l'a prétendu, l'acmé d'une crise de civilisation par laquelle la France aurait rattrapé son retard dans le domaine des moeurs, c'est d'abord et surtout un événement politique et un moment de la lutte des classes, essentiel dans l'histoire du mouvement ouvrier.

En premier lieu, l'idée que les "jeunes" auraient attendu 68 pour découvrir la politique et pour se politiser est absurde. Certes, les étudiants de 68 étaient certainement plus "politisés" que ceux d'aujourd'hui, mais cette conscience politique s'était formée tout au long des années 60. Ce qu'en dit Kristin Ross dans l'ouvrage déjà cité me paraît très éclairant :

"Mai 1968 ne fut ni une grande réforme culturelle, ni une poussée vers la modernisation, ni l'aube d'un nouvel individualisme. Et ce ne fut surtout pas une révolte de cette catégorie sociale appelée "jeunes". Ce fut en revanche la révolte simultanée de travailleurs et d'étudiants qui se déclencha dans le contexte particulier de la fin de la guerre d'Algérie. Cette guerre marqua l'enfance de certains ; d'autres, adolescents ou adultes, vécurent le massacre de centaines de travailleurs algériens par la police de Papon le 17 octobre 1961, ainsi que Charonne et les attaques preque quotidiennes de l'OAS. Tous n'avaient pas forcément le même âge, ni les mêmes convictions politiques, mais tous avaient été témoins, pendant les dernières années de la guerre d'Algérie, du rôle assigné à la police par le régime gaulliste. La proximité de 1968 avec les événements d'Algérie, survenus à peine quelques années auparavant, devait être le premier aspect de mai 68, et le plus important aussi, à être occulté dans la version officielle produite dans les années 1980".
Mai 68 et ses vies ultérieures, p 34.

Deux faits caractérisent la falsification de mai 68 :
  • on a occulté la genèse de la conscience politique des soixante-huitards. On en parle généralement comme d'une génération qui se serait émancipée de l'autorité parentale par son accès à la consommation et qui, tout à coup, aurait renoncé, Dieu sait pourquoi, à ces plaisirs faciles pour découvrir l'ivresse des passions politiques.

  • on n'a voulu voir dans mai 68 qu'une révolte étudiante, en ne retenant que la période qui va jusqu'à la fameuse "nuit des barricades", nuit du 10 au 11 mai. Je ne vais pas refaire l'histoire de cette première partie, la plus connue, et la plus commentée. Je vais plutôt essayer de montrer comment ce mouvement étudiant s'est révélé dans sa véritable dimension polique, en se joignant au mouvement ouvrier.
    Je me réfèrerai, sur ce point essentiel, au travail d'Aurélien Berthelot "Le Parti communiste français dans la crise de mai-juin 1968, au regard de l'Humanité". (Mémoire de Maîtrise d'histoire contemporaine, sous la direction de Jean-François Sirinelli, Université Charles-de Gaulle Lille III, année universitaire 1996-1997), en me permettant d'en reproduire de larges extraits.
Une rapide description, d'abord, de cette nuit des barricades, pour rappeler brièvement la chronologie et le contexte :

"[l'histoire] surgit rue Gay-Lussac, de derrière une barricade. Moment clef du mois de mai, ce vendredi change de simples rixes en un véritables combat de rues, déçoit les espoirs et la tactique du gouvernement, jette le trouble parmi les responsables du maintien de l'ordre public et renforce les convictions des manifestants pourtant sujets au découragement deux jours auparavant.
Il y a une semaine maintenant que la faculté de Nanterre est fermée, que les cours y sont suspendus. Une semaine s'est également écoulée depuis que la police a violé le sanctuaire universitaire de la Sorbonne. Une semaine enfin pendant laquelle les rues parisiennes sont devenues le théâtre presque quotidien d'âpres échauffourées entre des étudiants désabusés mais décidés et des représentants de l'État surpris mais résolus à ne pas se laisser faire. Personne n'ose plus parler désormais de simples incidents, car tout le monde a conscience de la gravité de la crise, qui procède d'un mouvement bien antérieur à l'année 1968 (...)
A 18 heures, lorsque la foule des mécontents, dans laquelle on peut apercevoir des lycéens et des personnes jusque-là imperméables à l'agitation, se rassembler place Denfert-Rochereau, carrefour désormais rituel des manifestations, il est déjà trop tard pour l'élaboration d'un compromis. Les hésitations du gouvernement n'ont que trop duré. Le slogan «Libérez nos camarades !» le prouve : les étudiants veulent la victoire, qui correspond dans leur esprit à une capitulation du pouvoir. Dans cette optique, ou le gouvernement cède sur des points d'achoppement majeurs, ou il poursuit obstinément dans la voie de la fermeté, et le pays va à l'affrontement. Il apparaît par ailleurs que les organisations étudiantes, irrésolues, se gardent de donner des mots d'ordre prématurés, tant le souffle de l'amertume et du dépit, né de la retraite imposée au soir de la manifestation du 8 mai, avait été fort, presque fatal au mouvement.
Ce vendredi cependant, la masse n'a besoin d'aucune consigne, elle est son propre guide. Devant des forces de police redoutées mais impuissantes car figées dans l'attente de consignes, des barricades s'élèvent spontanément. La radio précipite le mouvement : à 21h.55, elle annonce la construction d'un premier barrage, rue Le Goff. En quelques minutes, l'initiative est reprise, amplifiée. Pavés, madriers, morceaux de ferraille, arbres ou véhicules, tout est bon pour agrandir les amoncellements hétéroclites. Nul stratège ne précise l'emplacement des fortifications. On fait une barricade comme on lance un slogan, ce désordre étant à l'image de la spontanéité des étudiants révoltés. Devant de tels "préparatifs guerriers", le gouvernement n'a plus à faire face à une crise universitaire traditionnelle, mais à des manifestants qui se battent contre l'Ordre et la Loi et «regardent fascinés le spectre révolutionnaire monter à l'horizon de leur imagination» . Il tente alors d'ultimes négociations, par l'intermédiaire du recteur Chalin, à partir de vingt-deux heures. Mais l'obstination des deux camps conduit en définitive à une rupture décisive.
A deux heures du matin, Christian Fouchet demande à Maurice Grimaud d'ordonner la charge de ses troupes. L'assaut est vécu comme une véritable délivrance pour des forces de police qui, depuis des heures interminables, subissent des pluies d'insultes et de projectiles divers. Les étudiants , qui veulent farouchement en découdre avec l'oeil du maître défié, bondissent. Policiers et manifestants libèrent soudain une fureur trop longtemps bridée, qui débouche sur des affrontements particulièrement violents. Les barricades sont un symbole révolutionnaire et ruinent l'autorité et le prestige du pouvoir. Les étudiants les défendront avec un acharnement d'autant plus stupéfiant. L'émeute prend fin vers six heures du matin. Le bilan est extrêmement lourd. La nuit des barricades frappe l'imaginaire collectif en même temps qu'elle fonde le mythe de 68. Par ailleurs, l'opinion publique se prend de sympathie pour ceux qui ont osé défier les "phalanges noires" qui ont pour leur part et selon elle, fait preuve d'un acharnement démesuré"
Aurélien Berthelot, op.cit.

On voit bien, dans ce récit, comment l'événement, par sa violence, a pu frapper l'opinion et comment cette "nuit des barricades" a pu devenir emblématique de mai 68, au point de le résumer tout entier. Mais ce que montre aussi Aurélien Berthelot, c'est que le mouvement change alors de nature (de simple rixe en combat de rues, de simple affrontement en émeute), que les revendications qui lui ont donné naissance sont déjà loin derrière, et que ses acteurs ne sauraient plus s'en satisfaire, qu'ils cherchent un débouché politique. Ils le trouveront dans un rapprochement avec les syndicats, en particulier la CGT, et dans une rencontre avec le mouvement ouvrier. C'est ainsi que le mouvement de mai 68, les "événements", comme on les désigne alors, faute de leur trouver une autre dénomination, vont donner accès à une crise sociale sans précédent. Je ferai référence, à propos de cette désignation, à Jacques Derrida qui, à propos du 11 septembre, attire l'attention sur la difficulté qu'on rencontre lorsqu'on tente de former le "concept" d'une "chose" nommée par sa seule date (11 septembre), posant à ce sujet la question : "qu'est-ce donc aujourd'hui, qu'un événement majeur ?" Je poserai la même question à propos de mai 1968.

Quoiqu'il en soit, c'est du 17 au 28 mai que l'on voit se développer un mouvement social d'une ampleur jusque là inconnue. Je citerai de nouveau Aurélien Berthelot, qui étudie le mouvement jour après jour.

"Le 14 mai, les 2800 ouvriers horaires et mensuels de l'usine Sud-Aviation Bouguenais, aux portes de Nantes, décident la grève illimitée avec occupation des locaux jusqu'à satisfaction de leur revendication. Le drapeau rouge est hissé, le directeur Duvochel enfermé dans son bureau (...) C'est à Renault Cléon que les choses se précipitent le mercredi 15 mai. Des arrêts de travail symboliques avaient été organisés dans toute la France après que les délégations syndicales se furent succédées à l'Assemblée nationale. Cette décision n'a rien d'exceptionnel, mais la journée d'action est cette fois différente de ce à quoi le pouvoir a l'habitude de faire face : les ouvriers qui suivent un débrayage d'une heure ne reprennent pas le travail. Les transistors, en les informant sur la grève de l'usine du Bouguenais, sont à l'origine d'une crise qui était autant imprévisible qu'elle est rapide. Le directeur est bientôt séquestré mais ne peut répondre aux exigences de ses employés (droit syndical dans l'entreprise, retour à la semaine de 40 heures sans réduction de salaires, salaire interprofessionnel garanti - S.M.I.G. - à 1000 francs…). Une usine Renault se met en grève et avec elle, c'est l'ensemble de la métallurgie du pays, secteur économique clé, qui risque de la suivre. Ce qui, hier, n'apparaissait encore que comme un simple avertissement à Nantes, se transforme désormais en une véritable menace dont chacun peut mesurer la gravité. D'autant que les débrayages sont spontanés : ils ne résultent, pour Sud Aviation comme pour Cléon, d'aucun mot d'ordre syndical (...)
Le jeudi 16 mai, c'est le secrétaire général de la C.G.T. Georges Séguy lui-même qui prend la parole au nom de sa centrale (...) Pour la centrale cégétiste, il ne fait aucun doute que le puissant mouvement de grève et de manifestation du lundi 13 mai marque le début d'une seconde phase dans la lutte contestataire. Les étudiants ont joué le rôle du détonateur, et il est un temps où le relais doit être pris par un acteur décisif (...) C'est donc «avec la classe ouvrière que doivent agir ceux qui veulent aller de l'avant» (...) La C.G.T. lance une invite à la mobilisation : «Rassemblez-vous sur les lieux de travail, participez à la détermination des revendications et des modalités de l'action dans vos entreprises, vos branches d'industrie et vos régions» (...) Georges Séguy est convaincu que la signification du mécontentement de la classe ouvrière est claire, et que personne ne s'y trompe. «Le mouvement ouvrier prend désormais le pas sur l'agitation des étudiants» : ce titre du Figaro évoque selon lui que «les circonstances sont favorables pour un puissant mouvement de la classe ouvrière» (...)
Le mardi 14 mai, la grève sauvage de l'usine nantaise de Sud-Aviation avait été un premier signe tangible. Le lendemain, le débrayage massif de l'entreprise de la Régie Renault à Cléon avait prouvé que quelque chose était décidément en train de se produire. Le jeudi 16 ne vient que confirmer les craintes du gouvernement à ce sujet : c'est un véritable vertige qui saisit la France salariée. Sans qu'aucun mot d'ordre n'ait été donné par les centrales syndicales, un mouvement social d'une grande ampleur se lève, alors que rien ne l'annonçait quelques semaines auparavant. Le phénomène des grèves sauvages et spontanées se répand à une allure fulgurante. A huit heures, les mille huit cents salariés de Lookheed, à Beauvais, décident de poursuivre la grève entamée la veille, tandis que des ouvriers d'une usine orléanaise stoppent les machines. A quatorze heures, le drapeau rouge flotte sur Renault-Flins et à seize heures, c'est la succursale Renault du Mans qui est touchée à son tour. Partout, des ouvriers cessent de travailler et viennent grossir les rangs d'un mouvement de grève qui prend véritablement son essor. Cependant, les responsables syndicaux, qui sont au courant de la "température" ouvrière, hésitent encore. L'heure n'est pourtant plus aux tergiversations : le soir du 16 mai, on compte au moins 70 000 grévistes sur l'ensemble du territoire, dont 60 000 sont des salariés de chez Renault. La grève générale, qui pointe à l'horizon, menace le pays et le gouvernement doit désormais y faire face.(...) Une brèche s'est ouverte, qui a besoin de la C.G.T. pour s'élargir. Il ne faut pas perdre de vue en effet que la centrale cégétiste est en 1968 le premier syndicat ouvrier du pays et que sans elle, rien ne peut se faire dans la France sociale de l'époque (...) Le syndicat «salue les travailleurs et particulièrement ceux de la Régie nationale Renault qui, répondant à son appel, ont décidé d'une grève avec occupation d'usine» , renouvelle sa volonté de les voir «…se réunir sur les lieux du travail, à déterminer avec leurs responsables syndicaux les conditions de leur entrée dans la lutte et les bases revendicatives de leur action» (...) Le lendemain 17 mai, on compte 500 000 grévistes sur l'ensemble de la métropole (...)
La France entre, le vendredi 17 mai, dans un véritable tourbillon de grèves. De grandes usines ont débrayé et, au-delà du symbole, servent d'exemple à l'ensemble du monde du travail. Quelques jours seulement après le grand rassemblement du lundi 13 mai, une semaine après la nuit des barricades, le mouvement social est lancé sur des bases "prometteuses". C'est une réalité que les centrales syndicales ne peuvent plus ignorer. L'impulsion décisive vient de Boulogne-Billancourt qui entre ce jour dans le mouvement. Cette fois, les espoirs du gouvernement sont consommés : l'emblème de l'industrie française par excellence tombe et, avec lui, tout bascule, définitivement. La C.G.T., en la personne de son secrétaire général, décide alors de prendre la direction de la grève (...)
La grève illimitée est votée à l'usine de la Régie nationale Renault de Cléon. Des débrayages éclatent dans des centres des P.T.T., les chantiers navals situés près de Rouen, les Forges du Creusot ou encore à l'usine Rhodiacéta. On ne compte bientôt plus les grandes usines qui cessent toute activité (Nord-Aviation, Hispano-Suiza, Rhône-Poulenc, Berliet, …). A 17 heures, on dénombre 300.000 grévistes sur l'ensemble du territoire. A 22 heures, ils sont 600.000 … C'est un véritable raz-de-marée qui déferle sur le monde salarié. Aucune branche d'activité n'est épargnée. Le phénomène semble inexorable. Le mot d'ordre cégétiste a rassemblé très largement, avec une déconcertante facilité, au-delà de tous les espoirs des responsables syndicaux eux-mêmes (...) Ce vendredi est vraiment la journée du bond en avant : la métallurgie (les constructions mécaniques surtout) glisse dans la grève; les secteurs centraux de l'activité économique sont touchés. On commence à assister à des débrayages dans plusieurs postes E.D.F., alors que, plus grave encore, presque toutes les régions S.N.C.F. sont affectées et la paralysie des transports publics en général pratiquement totale dans la soirée en région parisienne (...)
Le lundi 20 mai, la France se réveille avec dix millions de grévistes, chiffre énorme et inconnu jusqu'alors, qui fait du mouvement de Mai la tempête sociale la plus importante qu'ait jamais traversée le pays (...) C'est à partir de ce lundi que la France s'enfonce dans la crise. Le mouvement social est d'une ampleur extraordinaire, la révolte puissante et extrêmement populaire. C'est l'ensemble de la jeunesse d'un pays qui nargue le pouvoir en place, alors que la pression énorme exercée par les organisations syndicales ne cesse de s'affermir."
Aurélien Berthelot, op.cit.

Le voilà, ce second aspect de 1968, que l'on s'est employé, dès la fin des années 70, et de plus en plus à occulter : un mouvement social d'une ampleur extraordinaire, le plus puissant que la France ait jamais connu et qui l'a paralysée pendant plus d'un mois, puisque mai 68 s'est prolongé en juin. Dix millions de grévistes, les usines occupées, les drapeaux rouges hissés partout, aussi bien en province qu'à Paris, de quoi pouvait-il s'agir, sinon d'une révolution ?

Qu'est-ce qui a donc empêché cette révolution d'aboutir, alors que toutes les conditions semblaient être réunies pour en assurer le succès ? J'indiquerai seulement les grands moments de la thèse que je serais disposé à soutenir :
  1. Un mouvement insurrectionnel, quelle que soit sa force, ne peut renverser l'ordre établi que s'il trouve les forces politiques sur lesquelles s'appuyer et capables de le relayer (Le mouvement de mai-juin 1968 les a trouvées dans la CGT et le PCF).

  2. Ces forces politiques doivent encore avoir des perspectives révolutionnaires identiques au mouvement qu'elles entendent ou qu'elles prétendent représenter. (ici le PCF, puissant parti de la classe ouvrière de l'époque et parti révolutionnaire).

  3. Si tel n'est pas le cas, le parti "révolutionnaire" considéré va s'efforcer de récupérer le mouvement pour le mettre au service de ses propres fins. Il va d'abord s'employer à désamorcer ce qui, dans le mouvement, est étranger à ses propres perspectives, jusqu'à éventuellement les mettre en péril.
C'est bien ce qui s'est passé. Le PCF, pas plus que la CGT, ne voulaient alors la révolution. La CGT a même alors tout fait pour faire obstacle à la rencontre entre étudiants et ouvriers. Voici ce que Aurélien Berthelot dit de la position du PCF, telle qu'il l'analyse à travers le journal "L'Humanité". Il fait d'abord état des reproches alors adressés au PCF :

"... le Parti ne se donne pas les moyens, au dire des gauchistes, de ses fins prétendument révolutionnaires : il a quelque peu contenu la contestation dès lors qu'elle atteignait le domaine social, son relais syndical, la C.G.T., n'appelant pas à la grève générale. Il exhorte par ailleurs la F.G.D.S, parti allergique à l'aventure révolutionnaire, alors qu'il ne cesse de clamer les déviances du réformisme, qui n'ouvre selon lui que peu de perspectives. Que veulent les communistes ? Comment comprendre leur prudence au moment où beaucoup considèrent que tout est possible, tout de suite ?"

C'est bien en effet la question qui se pose. Il en va de même pour la CGT :

La C.G.T. est un syndicat révolutionnaire, dans le sens où elle offre aux travailleurs une conception du syndicalisme qui se propose d'avoir pour objectif final la disparition du patronat et du salariat. Cet objectif figure d'ailleurs dans l'article premier des statuts de l'organisation ouvrière. Mais elle est surtout responsable : lorsqu'un auditeur remarque qu'il serait sacrilège de manquer l'occasion actuelle, que la centrale cégétiste doit sortir son drapeau révolutionnaire, les ouvriers étant éberlués par sa timidité, Georges Séguy rétorque sans complaisance qu'il ne prend pas ses désirs pour des réalités. A l'issue de sa rencontre avec une délégation du Bureau politique du P.C.F. , la C.G.T. situe d'ailleurs clairement son action dans le cadre de la stratégie légaliste, électorale-parlementaire, en réclamant un accord des formations de gauche".
Aurélien Berthelot, ibid.

"Syndicat responsable" : l'argument est constamment invoqué par la C.G.T. d'alors, mais responsable de quoi, et responsable devant qui ? Elle ne semble pas trop préoccupée par cette question, tant elle est convaincue de sa légitimité historique.

Il est clair que ce que prépare le PC, même si l'on ne le sait pas encore, c'est l'union de la gauche qui, après les élections désastreuses de 1969, mènera François Mitterrand au seuil du pouvoir en 1974, puis à l'Elysée en 1981, avec des ministres communistes au gouvernement. Pas plus le Parti communiste que la C.G.T ne veulent de grève insurrectionnelle et la C.G.T. veut éviter, autant que possible, une convergence entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier. Le 17 mai, les étudiants de l'U.N.E.F avaient voulu se rendre à Boulogne-Billancourt pour fraterniser avec les ouvriers. Les militants cégétistes ne les avaient pas laissé entrer. Le 27 mai, la C.G.T. ne peut pas empêcher le ouvriers de se mêler aux étudiants au meeting de l'île Seguin (à l'usine Renault de Boulogne Billancourt), où Georges Séguy s'est rendu pour présenter l'accord obtenu dans la nuit avec le gouvernement et le patronat. À main levée, les cinq mille ouvriers de l'usine ont voté la reconduction de la grève et par conséquent rejeté le Protocole de Grenelle. Georges Séguy se tire de ce mauvais pas en déclarant : "A la demande du gouvernement au sujet de la reprise du travail, nous avons indiqué que nous n'avions pas lancé l'ordre de grève et qu'il nous était donc impossible de donner un ordre de reprise du travail". Cette position ambiguë par rapport au mouvement et ce retrait par rapport au mot d'ordre scandé par la foule des ouvriers en lutte : "Gouvernement populaire !" montrent que les perspectives des communistes sont plus tournées vers les négociations, voire la collaboration avec le pouvoir gaulliste, que vers la prise du pouvoir. Manifestement la révolution n'est plus à l'ordre du jour.

Pourquoi le parti la classe ouvrière, et le syndicat lui servant de relais n'ont-ils pas alors pu, ou voulu sauter le pas ? Il appartiendra à chacun de répondre à cette question. Je me bornerai à remarquer :
  1. que Mai 68, pour répondre à la question de Derrida, était bien un "événement majeur", et que c'est ce que l'on veut nier aujourd'hui lorsqu'on veut en finir avec mai 68, ou l'oublier.

  2. que mai 68 était une révolution, inaboutie certes, et empêchée, mais une révolution, incontestablement.

    Il est, de ce point de vue, intéressant de noter que la dernière déclaration de principes socialiste n'en fait même pas mention, alors qu'elle se réclame de la Révolution française, de la Commune, de l'Affaire Dreyfus et du Front populaire : pas un mot sur Mai 1968 ! Honni soit qui mal y pense !

  3. que Mai 1968 était une révolution au regard de l'ordre établi d'alors, mais plus encore au regard de celui d'aujourd'hui, qui à bien des égards, et quoi qu'on en dise, est bien pire.. C'était le refus par avance, et quelque peu prémonitoire de cet ordre et de cette société que l'on sentait monter et qui s'est établie ensuite avec la complicité des ex. de tous bords : les ex.communistes et les ex.gauchistes, les ex. nouveaux philosophes, les ex. socialistes (mais l'expression n'est-elle pas devenue un pléonasme?)
    Cette société, c'est la société de consommation, dans laquelle les "marques" font la loi, et dans laquelle les médias vendent "du temps de cerveau disponible pour Coca Cola" : le pire des cauchemars pour tout ancien soixante-huitard qui refuse d'être un ex, mais aussi pour tout citoyen quelque peu attaché à la valeur de la pensée et doté d'un minimum d'esprit critique, celui qu'on s'efforce depuis d'éradiquer, pour éviter sans doute des retours de mai.

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