Un éditorial, selon la définition qu’en donne le Petit Robert , est un article émanant de la direction d'un journal et qui définit ou reflète une orientation générale. L’éditorial de Jacques Tillier, directeur de rédaction de l’Aisne Nouvelle, daté du 18 juillet 2011 et intitulé « On ne juge pas un juge », doit donc être lu comme l’expression de la ligne éditoriale de ce journal, et en particulier de sa ligne politique en matière de justice, ce qui serait d’un intérêt assez limité si l’on ne considérait que l’importance de ce « petit canard de province ». Mais cela devient beaucoup plus intéressant, et inquiétant, lorsque l’on sait :
1. Que Xavier Bertrand, maire de Saint-Quentin et député de l’Aisne en même temps que ministre de Sarkozy, est un proche de Jacques Tillier, à tel point que l’Aisne Nouvelle est devenue en quelque sorte « la lettre officielle de Xavier Bertrand », comme le déplorent nombre de lecteurs et même quelques journalistes. Marianne, dans son numéro du 11 février 2009, rapporte comment Xavier Bertrand a fait main basse sur l’Aisne Nouvelle en obtenant la nomination de son « photographe officiel » et « journaliste attitré » Erick Leskiw, au poste de rédacteur en chef adjoint du journal.
Marianne rapporte les doléances de journalistes :
« À l’Aisne Nouvelle, Xavier Bertrand joue vraiment à domicile. On l’a vu débarquer au pot de fin d’année, il est toujours présenté comme un type formidable. Il est copain avec toute la direction. Le traitement qui lui est réservé est toujours favorable
2. Que Jacques Tillier, toujours selon Marianne, est « un personnage au CV chargé» :
« Ancien de la DST, mais aussi du journal d’extrême droite Minute (…) il fait régner la terreur au sein du titre. Il ne supporte pas qu’on lui résiste (…) Il menace tout le monde sur le mode : retour au calme ou dehors ! Et maintenant des gens subissent des menaces de licenciements ».
Que cet éditorial plein de fiel et de mépris sur la Justice et les magistrats soit signé par un tel personnage dans un journal qui est devenu la tribune locale de Xavier Bertrand n'est pas sans signification politique et les propos infamants qui y sont tenus ne sont pas sans rapport avec les attaques de Nicolas Sarkozy contre la Justice, ses détractions contre les magistrats, et ses velléités de mainmise sur l’institution judiciaire.
Jacques Tillier attaque son éditorial par la formule éculée , «Je ne fais plus confiance en la justice de mon pays», formule commune à tous les déçus de la justice, ceux à qui une décision de justice a donné tort, et ils doivent être nombreux, tant il est vrai que dans un procès, chacun est convaincu de son bon droit, et Tillier plus que tout autre, lui à qui ont été intentés tant de procès, et qui en a perdu tellement !
Minute a été régulièrement condamné pour diffamation, ce qui lui a valu d'apparaître dans le jeu Trivial Pursuit sous la question : « Quel hebdomadaire peut se vanter d'avoir le plus de procès ? » (source Wikipedia).
Les « bonnes habitudes » n’ont pas été perdues lorsque Tillier a pris les directions, d’abord du Journal de l’île de la Réunion, puis de l’Union, de l’Est Éclair, de Libération Champagne, et de l’Aisne Nouvelle :
« Pour un oui, pour un non, je dérouille, et avec moi le groupe de presse de 650 salariés que je dirige et les journalistes qui, du mieux qu’ils le peuvent, font consciencieusement leur travail dans les quotidiens du Pôle Champagne-Ardenne / Picardie.
Nous dérouillons à Reims, nous dérouillons à Troyes, nous dérouillerons sans doute demain ailleurs, à Sedan, Charleville-Mézières, Soissons, Saint Quentin... »
Passons sur « les journalistes qui font du mieux qu’ils peuvent leur travail», et demandons-leur dans quelle mesure Tillier le leur permet effectivement : l’article de Marianne déjà cité est édifiant sur ce point. L’article édité sur le « webmagazine » Le Pirate de la Réunion, est encore plus sévère. Il y est en effet question des « sales méthodes champenoises de Jacques Tillier » :
« Jacques Tillier, nommé par le groupe Hersant directeur de l’Union de Reims (110 000 exemplaires, en situation de monopole dans la région), poursuit là-bas les méthodes instaurées au Journal de l’île de la Réunion (…) À savoir délation en gros titre, attaques personnelles, insultes… Un parfait lynchage médiatique dont la dernière victime en date est Ali Aissaoui, médecin, adjoint à la maire PS de Reims, Adeline Hazan, qui a rendu ses délégations à la suite d’une campagne particulièrement violente dans les colonnes de l’Union. »
On est donc en droit de penser que s’il continue, après avoir quitté Minute, d’être accablé de procès, c’est qu’il continue, comme dans Minute, de diffamer et d’émailler ses articles d’attaques personnelles, de sous-entendus pourris, et de faire du lynchage médiatique un véritable système. Telle n'est pas, bien entendu, son interprétation ; s’il est ainsi "persécuté," ce serait en raison de sa volonté de conserver à la presse régionale son esprit critique, son goût de l’investigation, des révélations, du grand reportage et des grandes enquêtes. Et c’est alors qu’il s’érige en gardien des vertus journalistiques et de la liberté de la presse, contre la « censure judiciaire ». Autrement dit, s’il écrit des articles indignes, ce serait au nom de la dignité de la presse. Etonnant sophisme !
Et c’est au nom de ce combat contre la « censure » qu’il s’en prend aux magistrats. Le ton de l’edito est d’une rare violence dans un journal comme l’Aisne Nouvelle :
« Les magistrats peinardement assis sur le Code pénal, drapés dans leur dignité, planqués sous toques, montent des coups, règlent des comptes, font dans le spectacle et le politico- judiciaire ».
Il y a là un ton et un vocabulaire qui rappellent notablement Minute. Tillier part en guerre contre une corporation tout entière et s’attaque aux personnes en mettant en cause leur honnêteté, leur dignité, leur conscience professionnelle.
Si l’on y réfléchit bien, Tillier reproche aux magistrats d’appliquer le Code pénal, ce qui est plutôt comique, et de le faire « peinardement », en d’autres termes, « sans haine et sans crainte », et en toute indépendance, comme le leur demande la loi. En vérité, ce que Tillier remet en cause, lorsqu’il en appelle à une instance qui « juge les juges », ce n'est rien de moins que l’indépendance de la Justice. Et c’est tout à fait contradictoirement qu’il reproche à la justice d’être « de moins en moins indépendante, de plus en plus inféodée ». Inféodée à qui ? Certainement pas au pouvoir qu’il soutient et qui le soutient, bien évidemment pas à l’ex-président de l’UMP redevenu ministre, mais à une presse « notoirement orientée à gauche », et à des hommes politiques de même obédience, ou encore « à ce triste emplâtre de René-Paul Savary, président deux tons, UMP le matin et PS le soir, du Conseil général de la Marne ». Tillier déverse son fiel sur « les magistrats et auxiliaires de justice politisés », sur ceux qu’il appelle élégamment les « toques pourries », et il laisse volontiers entendre que toutes le sont peu ou prou.
Ce qui fait éructer Tillier, c’est la liberté de ton et de parole dont la presse nationale est censée jouir sans « craindre le retour du bâton judiciaire ». Et il cite pêle-mêle les « Parisiens », Internet, les confrères de Canal +, les humoristes (sic), les Guignols de l’info, le Canard enchaîné , Marianne, et même le fils Bedos », feignant d’ignorer qu’il cite pour l’essentiel des humoristes et des journaux satiriques, ce que l’Aisne Nouvelle et l’Union de Reims ne sont pas, ou alors, il faut le dire ; ignorant également, ou feignant d’ignorer que ces humoristes et journaux satiriques, ainsi d’ailleurs que toute la presse sont tenus de respecter quelques lois réglementant la liberté de l’information, et qu’ils sont également sanctionnés, qu’ils « dérouillent » (dans la langue si imagée de Tillier), lorsqu’ils s’en exonèrent.
Cela va bien à Tillier de jouer les victimes, lui qui ignore ou feint d’ignorer que la liberté d’information et plus spécifiquement la liberté de la presse se définit comme la « liberté pour un propriétaire de journal de dire ou de taire ce que bon lui semble dans son journal, sous réserve d'en répondre devant les tribunaux en cas de diffamation ou calomnie », et qu’une telle liberté proscrit également les injures, les propos incitant à la haine raciale, ainsi que « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Mais cette règle qui définit la liberté de la presse compte pour rien pour Tillier ; pis, elle empêcherait de rien écrire et de rien révéler, ce qui signifie que pour lui, écrire dans un journal, c’est injurier, c’est diffamer, c’est traîner dans la boue. La ligne éditoriale que revendique Tillier, c’est celle de l’infamie, et c’est celle de l’illégalité. Et il l’assume de manière parfaitement cynique : cela coûte cher d’enfreindre les lois, eh bien qu’à cela ne tienne, le journal paiera : « Les chèques seront signés, le président du tribunal n’aura plus qu’à faire griffonner par le greffier de service les sommes réservées aux amendes , aux dommages et intérêts ». Joli raisonnement et belle mentalité. Que dirait-on d’un automobiliste qui déclarerait : je suis libre de stationner sur une place réservée aux handicapés, pourvu que je paye l’amende ?
Que Jacques Tillier ne fasse plus confiance en la Justice de son pays, c’est son affaire, mais qu’il la défie en déclarant qu’il enfreindra les lois, dût-il payer pour ces infractions, c’est l’affaire de la Justice. Qu’il fasse de cette violation de la loi la ligne éditoriale du Pôle de presse Champagne-Ardenne/Picardie, c’est l’affaire des lecteurs de l’Union, de l’Est Éclair, de Libération Champagne, et de l’Aisne Nouvelle. Que cela se fasse sous le patronage de Xavier Bertrand, c’est l’affaire des citoyens, et donc des électeurs. Et que ces viles attaques contre les magistrats fassent écho à celles du président de la République, comment ne pas voir que c’est une affaire d’Etat ?
En effet, que Jacques Tillier veuille en découdre avec les magistrats, à ses risques et périls, est somme toute assez anecdotique ; que la presse locale soit investie par l’extrême droite, avec la complicité du pouvoir en place est plus inquiétant pour les échéances politiques à venir, mais que le président de la République donne l’exemple en se permettant de discréditer le service public de la Justice est d’une extrême gravité : c’est la mise en cause par l’Etat lui-même de l’une de ses fonctions régaliennes, et dans une République, d’une pièce essentielle de la souveraineté populaire.
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