La fin annoncée du service public hospitalier



L’hôpital public en danger

Propos d’André Grimaldi recueilli

par Thierry Leclère

dans Télérama, N° 3193 du 28 mars 2011.

Pour André Grimaldi, professeur à Paris, à la Pitié-Salepêtrière, la fin du service public hospitalier est proche. En cause : les réformes successives dont les logiques mercantiles font de l’hôpital une entreprise.

Nous sommes entrés dans l’ère de l’hôpital-entreprise, écrivez-vous dans votre livre, L’Hôpial malade de la rentabilité. De quand datez-vous cette transformation ?

Le processus date d’une dizaine d’années, mais le vrai basculement correspond à l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Qui influençait jusque-là les décideurs politiques ? Surtout le secteur médical, où de grands noms, tels les Debré (…) ont joué un rôle décisif en tant que conseillers politiques. Désormais, c’est le monde des assureurs et les grands gestionnaires de compagnies de cliniques privées (Médéric, Axa, la Générale de santé, Korian …) qui ont l’oreille de l’Elysée. Ce secteur financier, industriel et commercial de la santé est un lobby très influent aux plus hauts sommets de l’Etat.


Comment se manifeste cette dérive du service public vers l’hôpital-entreprise ?

Grâce à un outil essentiel : la tarification à l’activité, dans notre jargon la T2A. Les recettes d’un hôpital sont désormais directement liées au nombre d’actes et de consultations enregistrés par l’établissement, donc à son volume d’activités. Ce mode de financement a été mis en place avant l’arrivée de Sarkozy, vers 2005, mais il est devenu aujourd’hui l’alpha et l’oméga du système, et s’est révélé d’une grande perversité.

Pourquoi ?

Il a fait entrer l’hôpital public dans une logique purement gestionnaire. Ainsi, une consultation, pour être rentable, devrait durer douze minutes ! En effet, si vous calculez le ratio entre ce que l’assurance maladie rembourse à l’hôpital et le coût des médecins, infirmiers…, vous arrivez à douze minutes. Une stupidité, car tout dépend du patient et de la pathologie.
Autre exemple : tous les services de cancérologie de France se sont mis à faire sortir les malades et à leur demander de revenir pour comptabiliser deux séjours au lieu d’un, un premier pour faire le bilan et un second pour mettre en place le cathéter qui permettra de faire la chimiothérapie. L’assurance maladie paie ainsi deux fois l’hôpital. Avec la tarification à l’activité, les médecins se retrouvent face à un dilemme : ils sont déchirés entre donner le juste soin pour le patient au moindre coût pour la Sécu ou défendre leur structure en augmentant des soins inutiles. Un vrai conflit éthique.

L’Institut Montsouris à Paris (un hôpital privé à but non lucratif, NDRL) possède un logiciel pour « optimiser le codage ». C’est-à-dire pour augmenter la facture à la Sécu !

On imagine bien que le but de la réforme n’était pas celui-là…

Non, et au moment de la mise en place progressive de la T2A, en 2005, nous avons tous cru naïvement que plus d’activité dans nos services signifierait plus de moyens pour l’hôpital. En fait, le Parlement vote chaque année une enveloppe globale, l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui contient les crédits alloués à la santé, secteurs public et privé confondus. Cette enveloppe n’est pas extensible. En 2010, les hôpitaux publics ont ainsi augmenté leur activité de 3%, davantage que prévu. Or, pour 2011, leurs tarifs – et donc leurs recettes – seront quand même abaissées de 0,7 %. C’est un jeu de dupes.
La T2A est un moyen pour mettre sous pression les hôpitaux. Le pouvoir exige qu’ils reviennent à l’é »quilibre en 2012 – le déficit de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), en 2009, était de 96 millions d’euros, ce qui n’est tout de même pas énorme pour un budget de 6,4 milliards. Alors on supprime du personnel, en commençant par les CDD, puis on ne remplace pas les gens qui partent en retraite. C’est dans cette spirale qu’est entrée l’AP-HP, qui envisage de supprimer 1300 emplois cette année.

On oppose très souvent à votre raisonnement que tous les pays développés ont adopté, peu ou prou, la T2A.

Ils sont tous entrés dans la logique libérale marchande, eux aussi, mais ils n’ont pas appliqué ce système à 100 %, et c’est ce qu’il faudrait faire : une tarification à l’activité mais pour les activités techniques standardisées. Et une dotation globale pour les autres activités. Bref, adapter le fonancement à l’activité, et non l’inverse.

La tarification à l’activité n’est pas qu’un outil, c’est une politique si on vous comprend bien. Au service de qui ?

De la clinique privée. La T2A est un cheval de Troie. Avec elle, les fermetures d’hôpitaux publics se feront « naturellement », c’est machiavélique : l’hôpital public est en déficit, il va supprimer de l’emploi, des activités. On dira que la clinique privée d’en face fait le travail et qu’elle est moins chère pour la Sécu.

La Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), qui regroupe quelque 1 250 établissements de santé privés en France prétend, effectivement, que le privé coûte un tiers moins cher à la Sécurité sociale que le public. Comment est-ce possible ?

Elle annonçait même 40 % moins cher dans ses campagnes de cpmmunication, il y a neuf mois. C’est devenu 27 % aujourd’hui, ça vous donne une idée du sérieux. Ces chiffres sont frauduleux : ils ne prennent pas en compte les honoraires (ni bien sûr les dépassements d’honoraires) facturés par leurs médecins libéraux. Moins cher pour la Sécurité sociale, peut être, mais trois fois plus cher pour le malade. Et puis les cliniques commerciales ont des tarifs souvent plus faibles parce qu’elles choisissent les pathologies les plus rentables. Qui assure les urgences vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? L’hôpital public, bien sûr, car cela ne serait d’aucune rentabilité pour le secteur privé ou alors il ferait le tri, garderait les fractures et les appendicites et renverrait les polytraumatisés. Quand on pense que les cliniques privées font payer leurs chambres individuelles jusqu’à 150 euros par jour…

Mais le secteur public y vient : à la suite d’autres hôpitaux en régions, cinq établissements de l’AP-HP (Bichat, Bretonneau, la Pitié-Salepêtrière à Pais, Beaujon à Clichy et Avicenne à Bobigny) font désormais payer leurs chambres individuelles 45 euros la nuit.

C’est scandaleux et, en plus, inapplicable. Qu’on paie pour avoir la télé dans sa chambre, je comprends. Mais l’humanisation des hôpitaux passe aussi par les chambres individuelles. C’est un devoir, pas un luxe. En plus, cette logique marchande va entraîner la société dans une logique judiciaire de client-consommateur : les patients auront raison de demander un dédommagement parce que les fenêtres de nos vieux hôpitaux publics laissent passer les courants d’air ou que le chauffage est mal réglé ou que la& peinture s’écaille ! On nous dit que cette disposition ne s’applique pas aux patients nécessitant une chambre seule pour raisons médicales, mais qui va assurer cette comptabilité : les cadres infirmiers ?

Quel avenir voyez-vous pour l’hôpital public ?

On va lui réserver tout ce qui n’est pas rentable. A Paris et l’Ile de France, il y a trente-sept hôpitaux. Dans un scénario noir, on peut imaginer n’avoir à terme que quatre ou cinq établissements publics de grand renom – ders instituts de pointe, à l’américaine, tout le reste étant privatisé.

On se dirige aussi vers plus de partenariat public/privé : M. Jean-Loup Durousset, le président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), a osé proposer que s’installe une maternité privée à l’hôpital public de la Pitié-Salepêtrière, sa propre maternité, la clinique Bien naître, dans le 11e arrondissement de Paris, étant d’ailleurs en liquidation judiciaire. Heureusement, aucun responsable n’a répondu à sa proposition. On devine la logique de ces partenariats public/privé. Quand tout va bien, c’est rentable : parfait pour le privé ? Quand ça se complique et que le patient nécessite des soins spécialisés prolongés : on passe au public.

Il y a aussi les partenariats public/privé pour faire construire gratuitement un hôpital par une banque en échange d’un loyer mensuel. Pour l’immense hôpital Sud Francilien d’Evry-Corbeil-Essonnes qui vient d’être terminé, le loyer sera de 30 millions d’eiros par an pendant quarante ans. Soit 1,2 milliard d’euros, au bout du compte. Prèd du double de ce qu’aurait coûté le recours au marché public.

Bien sûr, le système actuel peut être amélioré : la médecine évolue, on aura sans doute besoin de moins de lits car on soignera davantage sans hospitaliser les patients. Des restructurations sont nécessaires, mais sur d’autres critères que ceux de la rentabilité.

Que devient, dans ce contexte, l’égalité des soins pour tous, sur laquelle reposait notre système ?

Elle va régresser. Mais le débat est pervers car personne, en France, ne sera assez bête pour se prononcer pour l’inégalité des soins. L’habileté consiste à dire qu ‘on est pour « l’équité ». Décodons. On va vous dire : mais à quoi ça sert de rembourser Mme Bettencourt pour ses soins ? Franchement, elle peut se payer un assureur privé. Une fois que vous êtes entrés dans cette logique, vous aboutissez à une assurance pour les pauvres (Medicaid, l’assurance maladie des pauvres aux Etats-Unis, est en train de refuser de financer les greffes d’organes pour les plus défavorisés) et, pour les autres, des assureurs privés. Et voilà comment l’idée de solidarité peut exploser.

Vous pointez du doigt les pouvoirs publics et les patients-consommateurs que nous sommes. Mais les médecins n’ont-ils pas aussi une responsabilité dans cette affaire ?

Bien sûr que si : il y a des abus du côté de la médecine libérale. Il est indéfendable qu’un médecin s’installe là où il veut, quand il veut, comme il veut. Encore faut-il prévenir les étudiants avant qu’ils s’engagent dans des études longuers et difficiles et donner aux jeunes médecins des conditions de vie et de travail acceptables ; ça suppose d’envoyer des équipes pluridisciplinaires dens des structures publiques (centres de santé rénovés ou nouvelles maisons médicales), permettant d’exercer une médecine de proximité moderne non soumise à la tyrannie du paiement exclusif à l’acte, avec des conditions de travail correctes et sans dépassement pour les patients. Autrement, on continuera à entretenir l’embouteillage des urgences hospitalières passées en dix ans de 9 à 18 millions par an.

Quant à nous, médecins hospitaliers, nous sommes venus à bout du système mandarinal. Mais il n’a pas été remplacé par une communauté médicale régie par de règles de fonctionnement transparentes : chacun fait jouer ses influences pour défendre son service, ses élèves, sa spécialité, son hôpital contre les autres…

Où en est notre système de santé par rapport à nos voisins ?

Dans un rapport paru en 2000, l’Organisation mondiale de la santé avait placé le système de santé français au premier rang de ses 191 membres, en se fondant sur la qualité des soins dispensés. Ce classement avait d’ailleurs provoqué quelques doutes chez les experts. Dix ans plus tard, nous sommes probablement encore dans le peloton de tête, mais notre système a régressé : la qualité des soins n’est pas bonne dans certains endroits, les délais pour obtenir un rendez-vous s’allongent et, surtout, les dépassements d’honoraires renforcent les injustices de notre système. Car c’est sans doute sur ce point, l’égalité d’accès aux soins, que nous reculons le plus, avec 23 % des Français qui renoncent à ders soins pour des raisons financières. Avec le spectre d’une médecine non à deux mais à dix vitesses, en fonction des revenus.

J’ai repris in extenso cet entretien avec André Grimaldi, en raison de l’importance du propos d’abord et de la personnalité de l’auteur ensuite. André Grimaldi est professeur à Paris, à la Pitié-Salepêtrière. C’est donc de l’intérieur qu’il voit les conséquences des réformes successives qui visent à faire de l’hôpital une entreprise rentable, soumise à la loi du marché. Et l’analyse qu’il en fait est d’autant plus utile qu’elle peut s’appliquer à tous les services publics aujourd’hui menacés par celle logique mercantile qu’il dénonce ou en voie de privatisation, quand ils n’ont pas été déjà privatisés (nombreux sont les gens qui croient que la Poste, EDF, GD et France Telecom sont encore des entreprises publiques) : elle vaut particulièrement pour l’école, accablée de réformes inspirées par une logique purement gestionnaire et technocratique, y compris dans le domaine pédagogique.

Lorsque André Grimaldi annonce la fin prochaine du service public hospitalier, il annonce en même la fin de tous les services publics, selon un même processus. Ce gouvernement a décidé d’en finir avec le service public, de le vendre au privé, au nom de la rentabilité et de la sacro-sainte concurrence, et sous la pression des instances de l’Union européenne. Mais, à bien y regarder, cette pression n’est même pas nécessaire : le zèle des Sarkozy, Xavier Bertrand et consorts suffit.

C’est toute une vision du monde et de la société qui sous-tend cette entreprise systématique de destruction. Il faudra l’expliciter et se demander honnêtement et exemples à l’appui ce qu’il en est des services au public lorsqu’il n’y a plus de services publics.

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