Ravages du libéral-totalitarisme



Il faut sanctionner les casseurs !

La loi "anti-casseur", de sinistre mémoire, votée le 8 juin 1970, abrogée en 1981, mais dont on a proposé à plusieurs reprises la réactivation, était censée sanctionner certaines formes de "nouvelles délinquances" que l'on avait vu se développer en mai 1968 (barricades, occupation des usines, occupation de la Sorbonne, etc.). Il s'agissait notamment de réprimer les "actions concertées entraînant des détériorations matérielles ainsi que toute pénétration dans un lieu public ou affecté à un service public de caractère administratif ou culturel". Mais jamais cette loi, ou celles qui ont été proposées depuis (proposition de loi visant à encadrer la dispersion et les débordements lors des manifestations et attroupements présentée par Eric Raoult en 2006), n'a envisagé d'empêcher les destructions concertées de biens sociaux et l'atteinte massive au patrimoine de la République. Et pourtant, notre république ressemble de plus en plus à un champ de ruines.

Les auteurs de ce vandalisme tous azimuts ne sont autre que l'Union européenne et ses valets, en tout premier lieu, pour la France, Sarkozy et son gouvernement, mais aussi ses complices, tous les ralliés au capitalisme et à l'économie de marché. L'outil de cette dévastation est la "privatisation", le terme dont elle s'affuble sans vergogne est celui de "réforme".

Il faudrait donc à présent une loi qui punisse ceux qui s'en prennent à la Sécurité sociale de 1945, ceux qui s'en prennent à la poste, ceux qui s'en prennent à l'Ecole de la République bref, tous ceux qui s'en prennent aux services publics et qui, sans l'avouer, préparent une société sans protection sociale, sans hôpitaux publics, sans bureaux de poste, sans école publique, bref une société dont aurait disparu tout service aux citoyens et toute idée de solidarité.

Qui prétendra que c'est parce qu'ils aspiraient à une telle société que les Français ont élu Nicolas Sarkozy, sinon Nicolas Sarkozy lui-même (et encore lorsqu'il se laisse aller, ce qui lui arrive assez souvent il est vrai). A présent que les prétendues "réformes" qui constituent le premier et le dernier mot du programme sarkozyste s'empilent, des voix s'élèvent, de plus en plus nombreuses, pour exiger que l'on arrête la casse, et que l'on reconstruise les services qui ont été ruinés par cette frénésie "dévasto-réformatrice" :



Touche pas à ma sécurité sociale ;


Touche pas à ma poste ;


Touche pas à mon école ;





Touche pas à mon service public.


C'en est assez de cette dilapidation du patrimoine national, de ces privatisations en cascade, inaugurées hélas par la gauche, accélérées par la droite, et que le jusqu'au-boutisme sarkozyste prétend conduire jusqu'à leur terme.

Seuls quelques privilégiés ont à gagner à l'avènement d'une société régie par le principe de la "concurrence libre et non faussée" et enchaînée à ce principe plus que toutes les autres sociétés, y compris les plus "libérales"; d'une société plus déréglementée, moins protégée que toutes les autres sociétés, ouverte à tous les vents du capitalisme le plus sauvage, livrée sans défense aux "lois" déchaînées du marché.

Qui, en France, croit vraiment que ce "principe de concurrence libre et non faussée" puisse servir de fondement au contrat social ? Le peuple français a déjà répondu clairement à cette question en 2005, en votant non au référendum sur le projet de constitution européenne. Tous les analystes ont alors pointé du doigt le principe de libre concurrence, largement responsable selon eux du rejet de la constitution. Les électeurs avaient bien saisi alors que c'est au nom de ce sacro-saint principe de "concurrence libre et non faussée" que l'Union européenne s'attaquait aux droits des travailleurs dans toutes les nations européennes, notamment en France où toutes les conquêtes sociales et tous les services publics étaient stigmatisés et menacés de ruine, au prétexte de la nécessité de leur réforme. Jamais le mot "réforme" n'avait eu à ce point le sens de destruction !

  • Qui pourrait accepter que l'on détruise le système de santé, la Sécurité sociale, l'hôpital public ?

  • Qui pourrait admettre que l'on détruise l'école publique ?

  • Qui pourrait consentir à la destruction du service public de la poste et à la suppression des bureaux poste ?
A vrai dire, les réponses sont contenues dans les questions :
Personne !! à quelques exceptions près.

Quand je dis "à quelques exceptions près", j'entends bien entendu les détenteurs du grand capital, mais aussi la corporation des assureurs privés, le système hospitalier privé (la "générale de santé", par exemple, qui prospère sur les faiblesses financières de l'hôpital public), l'école privée et les officines privées de formation, tous motivés par les profits qu'ils escomptent d'une mainmise sur le secteur public, et parmi les professions libérales, les poujadistes de tous poils, et les pétainistes de tous crins leurs cousins, et pour faire bonne mesure les confits en tartufferie et leurs dupes, qui n'ont toujours pas digéré l'école de Jules Ferry et la loi de 1905. Si l'on ajoute les éternels ennemis de la fonction publique, les bouffeurs de fonctionnaires, on voit que cela ne fait pas tant de monde que cela, une toute petite partie de la population.

Pourquoi, alors que les motifs de mécontentement ne cessent de s'accumuler, les manifestations de ce mécontentement restent-elles si discrètes ? Les citoyens auraient-ils été mis sous anesthésie pour subir avec une telle placidité d'aussi douloureuses opérations ? Et que font les syndicats chargés de défendre leurs intérêts ? Et que font les partis censés les représenter ? On s'attendrait à voir déferler les manifestants ; on s'attendrait à ce que la France soit paralysée par les grèves : cela s'est déjà vu, et pour moins que cela ! Mais rien, ou si peu, au regard de ce qui pourtant pourrait arriver, de ce qui devrait arriver. Même Sarkozy, n'en revient pas, il ne se sent plus de joie et laisse tomber quelqu'une de ses rotomontades sur les grèves qui, désormais en France "passent inaperçues".
Aurait-on perdu, en France, tout esprit critique, le goût de la justice, la haîne des injustices et des privilèges, qui ont nourri tant de révoltes, et trois révolutions ? Qui pourrait le croire ? Et pourtant, tout se passe comme s'il en était ainsi.

On peut toujours croire que le feu couve sous la cendre, et qu'un léger souffle enflammera le brasier que les grands vents des attaques gouvernementales et patronales n'avaient pu allumer : les choses se passent souvent ainsi, il est vrai. Mais plutôt que de nourrir cet espoir, il me semble plus profitable, en attendant, de comprendre cette désespérante apathie qui semble pétrifier les masses. Les éléments de réponse que je vais avancer ne sont certes pas d'une grande originalité, et ne constituent sans doute pas le fin mot du problème, mais il me semble néanmoins qu'ils sont largement sous estimés, et qu'on n'a pas suffisamment pris en compte leur conjugaison.

La première raison que j'invoquerai est l'accoutumance. L'idée m'en est venue en me rappelant "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley, "1984" de George Orwell, et la nouvelle de Richard Matheson, "Le Test". Curieusement des ouvrages de "science fiction", deux anglais et un américain. Mais ce qui est le plus remarquable sans doute, dans ces romans et dans cette nouvelle, c'est que le futur apocalyptique qu'ils décrivent fait partie de notre réalité présente, et que ces livres n'apparaissent plus au lecteur d'aujourd'hui comme des ouvrages d'anticipation, mais comme des représentations allégoriques de la réalité contemporaine ou même des reportages tout juste un peu décalés. Ainsi, le fameux Big Brother d'Orwel n'est qu'un petit garçon, comparé à Edvige et au traçage électronique par le biais de la carte bancaire, du téléphone portable, à la vidéosurveillance, à la géolocalisation des personnes et des biens, aux mouchards de toutes sortes (les fameux cookies) qui se cachent dans les circuits de nos ordinateurs, etc... Et l'utilisation de la génétique et du clonage dans des perspectives eugénistes n'est plus aujourd'hui du domaine de la science fiction, mais de la bioéthique. C'est dire!

Les trois slogans qui régissent l'univers d'Océania, sous l'oeil omniprésent de Big Brother : "La guerre c’est la paix ", " La liberté c’est l’esclavage ", " L’ignorance c’est la force " ne dénoteraient pas sur la Planète des Bush, Sarkozy, Berlusconi et consorts. Ils feraient bon ménage avec "la réforme c'est la régression", "le public c'est le privé", "la droite c'est la gauche" "le conservatisme c'est la révolution", et on pourrait sans doute en trouver d'autres, tant ils prolifèrent dans la "novlangue" des susnommés.

La nouvelle de Richard Matheson, peut-être plus effrayante encore, en même temps que plus actuelle, nous offre une peinture sèche, émouvante, sans illusions, d'une société qui ne veut plus de ses vieillards encombrants. Lesdits vieillards sont contraints par la loi de passer régulièrement un test certifiant les capacités physiques et intellectuelles requises par leur employabilité sociale. Pas de place pour les "Alzheimer", proprement euthanasiés. Le slogan d'une telle société serait "travailler plus longtemps pour vivre un peu plus". Richard Matheson a écrit cette nouvelle en 1957, alors que l'an 2000 appartenait encore à un avenir aussi lointain que fantastique. A cette époque, 2001 c'était encore "l'odyssée de l'espace". (Le film de Stanley Kubrick a été tiré en 1968 de la nouvelle de Arthur C.Clarke "La sentinelle", écrite en 1948.) Qui aurait alors imaginé que 2008 marquerait en France, non pas l'épopée spatiale, mais une étape décisive dans la remise en cause des retraites et du remboursement des maladies de longue durée, allongerait la durée du travail, sous prétexte d'un allongement de la durée de la vie, jusqu'à l'exténuation, jusqu'à ce qu'on appelle pudiquement la "fin de vie", appelée à suivre de plus en plus près la fin de la vie sociale, vie tout entière vouée au travail. "Il faut revaloriser le travail" rabâche Nicolas Sarkozy. On peut attendre avec angoisse le jour où les vieux devront passer des tests pour prouver qu'ils méritent encore de vivre... un peu !

Jamais une chose pareille n'arrivera, pensez-vous. Jamais on ne l'acceptera !
Peut-on en être si sûr ? Une seule chose est certaine : la nouvelle de Matheson est loin aujourd'hui de susciter le même effroi qu'au moment de son édition. Ce qu'elle décrit paraît presque naturel, d'où l'angoissante question : comment inspirer à nos contemporains la frayeur qui saisirait nos ancêtres au spectacle du monde d'aujourd'hui ? Faut-il leur prédire mille maux, leur annoncer mille fléaux, pour les sortir de leur torpeur ? Ce serait sans doute peine perdue que de jouer les prophètes de malheur car il y a fort à parier que les désastres annoncés ne paraîtront plus du tout terrifiants lorsqu'ils surviendront, et qu'à la venue de l'événement répondra l'affaiblissement de sa charge émotive. Car on se fait à tout, même au pire, et tout est à craindre, surtout le pire, puisqu'on le jugera sans doute anodin, et ma foi tout à fait supportable, si ce n'est pas aimable, lorsqu'il adviendra.

La seconde raison que j'invoquerai, même si elle est devenue banale, est le rôle des médias, et en particulier, cette idée, un peu moins courante, que les médias eux-mêmes ont été dévoyés, bref ne sont plus du tout des "médiats".

On a commencé, dans les années soixante, à utiliser l'anglicisme, "mass-média", pour désigner les moyens de communication de masse, avec cette idée que les nouvelles technologies de l'information et de la communication allaient permettre de porter le vaste monde à la connaissance du plus large public, de le lui rendre présent, et en retour, de rendre le grand public présent au monde. Mais ces médias étaient encore pensés comme des "médiats", à savoir des intermédiaires. Le verbe "médiatiser" a encore ce double sens : il signifie d'une part, servir d'intermédiaire, d'autre part, faire connaître par les médias. Or, c'est ce deuxième sens qui a pris le dessus : les médias ne sont plus des fenêtres ouvertes sur le monde, ces "étranges lucarnes" dont parlait le "Canard enchaîné" pour désigner la télévision, des intermédiaires permettant d'y accéder, mais le monde lui-même. Les "images du monde" s'imposent comme immédiates. Le label "vu à la télé" devient un certificat d'existence, un brevet de réalité.

"Le monde de la télévision n’est pas seulement un monde transparent, pouvant être saisi dans son ensemble, mais il est également notre monde, un monde pour nous.", dit Thierry Simonelli. Je renvoie à l'article "Le Monde vu à la télé dans lequel Simonelli commente un ouvrage de Günther Anders "De la désuétude de l'homme", et en extrais deux citations :

"Le monde fantôme des médias se substitue au monde extérieur et l’occulte. Le monde extérieur est celui que nous vivons à l’intérieur de nos maisons : « Car le monde extérieur cache le monde extérieur. Ce n’est que quand la porte se ferme derrière nous que l’extérieur devient visible, ce n’est que quand nous sommes devenus des monades sans fenêtres que l’univers se reflète devant nous. " ...

" Avec la télévision, l’image se substitue au monde et devient elle-même monde et modèle du monde. Dans le monde comme image, la différence même entre le monde et sa reproduction est effacée, la substitution qui a lieu ne se manifeste pas."

On ne peut être plus clair. Une telle substitution a pour effet de faire vivre les hommes dans un monde imaginaire, où ils n'agissent pas, mais sur lequel ils se règlent pour agir dans le monde réel où ils ont cessé de vivre. En disant que l'élection de Sarkozy à l'Elysée marque la victoire des valeurs de TF1, l'hebdomadaire Marianne pointe ce curieux phénomène : ce ne sont pas les citoyens de France qui ont élu Sarkozy, ce sont les spectateurs de TF1, non pas tant parce que TF1 a fait campagne pour Sarkozy, mais parce que TF1 a transformé l'élection présidentielle en show télévisé, l'a mise à niveau d'audimat. Ce sont des téléspectateurs dont une partie du cerveau avait déjà été rendue disponible pour Coca Cola qui ont porté Sarkozy super star à la présidence.

"Entre les programmes de la chaîne privée et la petite musique présidentielle, l'harmonie est totale. Séries, jeux et talks-shows offrent le spectacle d'un monde volontairement simpliste où tout devient possible", dit Daniel Bernard dans Marianne. Bref, ce que Marianne appelle, non sans ironie "les valeurs de TF1", ce sont les "valeurs" issues de la falsification du réel, ce sont les ombres de la caverne dans le tableau allégorique de Platon. Platon est en effet le premier à avoir imaginé un dispositif générateur d'illusion, anticipant de 25 siècles sur le monde de simulacres réalisé par les médias de masse :

Imagine des hommes dans une demeure souterraine, une caverne, avec une large entrée, ouverte dans toute sa longueur à la lumière: ils sont là les jambes et le cou enchaînés depuis leur enfance, de sorte qu'ils sont immobiles et ne regardent que ce qui est devant eux, leur chaîne les empêchant de tourner la tête.

Ces prisonniers de la caverne, le dos à la lumière, les yeux rivés sur le spectacle des ombres qui leur fait face, c'est nous : " ils nous ressemblent", dit Socrate. Et Platon ne pouvait pas imaginer à quel point notre modernité inscrirait dans sa réalité "l'étrange tableau" qu'il avait imaginé, avec quels moyens et quelle efficacité. " Voilà un étrange tableau et d'étranges prisonniers. - Ils nous ressemblent. Penses-tu que de tels hommes aient vu d'eux-mêmes et des uns et des autres autre chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face? (...) Ma foi non. - Non, de tels hommes ne penseraient absolument pas que la véritable réalité puisse être autre chose que les ombres des objets fabriqués.

Allez dire aujourd'hui aux téléspectateurs que la réalité qu'on leur donne à voir est falsifiée, qu'elle résulte d'une mise en scène et d'une manipulation, que les gens qui font les médias ne sont rien d'autre que des illusionnistes, des "faiseurs de prestiges", et vous ne serez pas plus entendus de nos contemporains que le philosophe de Platon ne l'était des prisonniers de la caverne, ignorants de leurs chaînes : comment pourrait-il en être autrement en un temps où l'on prend au sérieux le concept de "télé-réalité" ?

Mais cela ne suffit pas. Pour être complète et sans échappatoires, la "télé-people" doit trouver des échos dans d'autre médias, qui en confirment la réalité. La presse "people", dont je ne citerai pas les titres (nul besoin de lui faire de la publicité) prolifère et ses tirages sont impressionnants. J'ai vu des gens de tous âges et de toutes classes sociales se gaver de ces publications et attacher le plus grand intérêt à toutes ces prétendues nouvelles dont elle elle abonde, comme s'il s'agissait des choses les plus importantes, comme si les figures emblématiques de cette presse étaient des membres de leur propre famille : c'est d'ailleurs ce dont on veut insidieusement les persuader. Par hasard, voici quelques "scoops" assez caractéristiques de ce petit monde confiné, ô combien futile, totalement artificiel que l'on donne en pâture aux lecteurs pour les y enfermer. On serait bien surpris de savoir quels sont ces lecteurs qui s'en repaissent.





Et encore, je n'ai pas parlé de la pub !



Nul ne s'étonnera : ces fausses nouvelles et ces fausses gens sont placardés sur tous les kiosques, affichés à la devanture de tous les buralistes, omniprésents dans toutes les maisons de la presse; on les retrouve dans les salles d'attente des médecins et des dentistes, et j'en passe, au cas où quelqu'un s'imaginerait vaquer sans les voir. Et il y en a pour tous les âges. Aujourd'hui, les jeunes filles en fleurs ne sont plus encouragées à lire Proust ou Flaubert, ni même les fleurons de la collection Harlequin, mais "Jeune et Jolie" : c'est tellement plus actuel ! La couverture ci-contre donne une assez bonne idée de ce qui est censé intéresser une fille de 15 ans. Comment s'étonner alors que des jeunes gens de cet âge aient pu ignorer que 10 Français avaient trouvé la mort en Afghanistan, malgré le battage médiatique ! Décidément, il y a des degrés dans l'atrophie du réel, qui peut aller au delà de ce que souhaitent les médias. Mais quel que soit le public visé, nous sommes toujours dans le même registre ; c'est toujours la même sous-culture, qui nettoie le cerveau au Kärcher, afin d'y mieux faire circuler les valeurs de Coca Cola, de TF1, bref celles de l'idéologie dominante, ou plus exactement celles que le capitalisme prescrit comme l'idéologie dominante, à l'intention de ceux qu'elle veut dominer, et elle s'est donné pour cela des moyens sans précédent.



Et encore, je n'ai pas parlé de la pub !


Le dernier en date de ces moyens, et peut-être le plus efficace, le plus redoutable, c'est le portable, qui n'en finit pas de se démultiplier en média à tout faire, d'abord simple télephone, puis véritable ordinateur de poche permettant de naviguer sur le Web, de se diriger dans les villes, d'écouter de la musique ou de visionner des films et des émissions de télévision, bref véritable couteau suisse des médias. Mais ce qui est le plus effarant, ce n'est pas tant ce processus de diversification des usages que sa diffusion au sein de la population : diffusion sans précédent dans le domaine des technologies.

"Par rapport à des produits de consommation plus anciens, le téléphone mobile s’est diffusé à une vitesse exceptionnelle : huit fois plus vite que le téléphone fixe, trois fois plus rapidement que le magnétoscope, deux fois plus vite que la télévision couleur."
« Baromètre de la diffusion des nouvelles technologies en France » Rapport du CREDOC

Ce qui rend cette diffusion plus extraordinaire encore, et plus inédite, ce sont les groupes d'âge qu'elle a d'abord atteints : l'on atteignait en 2001, selon l'enquête du CREDOC, un taux d'équipement de 84 % dans le groupe des moins de 25 ans.

Si l'on considère que le taux de pénétration du mobile au sein de la population française atteint 88,1% au 30 juin 2008, et que le taux d'équipement varie plus en fonction de l'âge qu'en fonction de l'appartenance sociale, on conclura facilement que le groupe des moins de 25 ans est quasiment saturé et que l'on s'équipe de plus en plus jeune. Cela signifie que l'usage ludique, ou récréatif bref, de pur divertissement l'emporte sur l'usage utilitaire, ou professionnel. Que cet usage ait éclaté ces dernières années peut facilement se vérifier dans toutes les villes de France et d'Europe, dans toutes les écoles, et pas seulement les lycées, mais également dans les collèges et, peut être les écoles primaires (à vérifier) : à quand dans les maternelles ?

"Selon l'Association française des opérateurs mobiles, 89% des 15-17 ans et 70% des 12-14 ans possèdent un mobile. L'association Familles de France estime même qu'un quart des enfants de 10 ans seraient déjà équipés."
Le Figaro, du 14 octobre 2007.

Que l'on n'invoque donc pas l'utilité du téléphone portable pour rendre compte de sa prolifération car, manifestement, c'est d'autre chose qu'il s'agit. Il n'est même pas nécessaire de s'adresser au sociologue ou au psychanalyste pour constater que, chez les jeunes notamment, le mobile a profondément modifié le mode de présence au monde, la relations aux autres, et la communication. Contrairement à ce qu'on nous dit et à ce que l'on imagine, il ne rapproche ses utilisateurs ni de la réalité mondaine, ni les uns des autres en produisant, au contraire, l'illusion de l'ubicuité, l'émiettement des relations, la dispersion de la communication.

Comment, alors que les adolescents avouent sans aucune honte que, de toutes les privations, c'est celle de leur portable qui leur serait la plus insupportable, et qu'ils sont nombreux à confesser qu'ils le placent, durant la nuit, sous leur oreiller, pourraient-ils encore être en phase avec la réalité sociale et s'intéresser à la politique ? Ils communiquent certes, mais que communiquent-ils ? Voici un bon exemple de communication enfermée sur elle-même :

"Le mobile fonctionne le plus souvent par la redondance : les SMS s’échangent dans tous les sens, sont confirmés par des appels, sont repris sur MSN, et finalement les jeunes se retrouvent dans quelques lieux, toujours les mêmes entre chez eux, leur établissement scolaire, un ou deux cafés, le square du quartier… Un simple extrait de conversation arraché au bruit du métro parisien suffit à nous en convaincre. Il s’agit d’une jeune fille d’environ 15 ans qui répond au téléphone :

« Vas-y dépêche toi, je n’ai presque plus de batterie, ça va couper… Ah bon mais je t’ai dit sur MSN que je partais dans deux minutes, enfin que j’allais arriver dans 10 min… Mais tu étais en train de tchater, j’avais pas compris que t’étais partie… Dépêche toi je n’ai plus de batterie… Bon mais t’aurais pu me prévenir quand même… Au fait, c’est où le rendez-vous… dépêche toi… bon, ok, comme d’habitude, à toute…»

« Le téléphone mobile aujourd’hui, usages et comportements sociaux »,
sous la direction de
Anne Jarrigeon et de Joëlle Menrath

Tout cet appareil pour dire à plusieurs reprises et sur plusieurs modes ce qu'il était inutile de dire, parce que le rendez-vous avait été convenu !

Un autre extrait du même rapport montre aussi à quel point le téléphone mobile est utilisé par les adolescents pour échapper à une réalité qui leur paraît désagréable :

« C’est grâce à mon mobile que je supporte les repas de famille le dimanche, avec mes grands parents, ça dure des heures, c’est l’horreur, alors j’envoie des sms sous la table à mes copines pour leur dire »
Ibid.

Cette fonction est loin d'être négligeable car il ne s'agit pas seulement d'échapper à la réalité familiale, mais également à la réalité scolaire, car le portable envahit tous les espaces. Comme le dit encore le rapport précité :

"Le mobile est aujourd’hui cité dans la plupart des règlements intérieurs de collège et de lycée. Le plus souvent formellement interdit dans les salles de cours et autorisé sous certaines conditions dans les espaces communs, comme les couloirs, les cantines et les cours de récréations, le mobile semble en réalité incontrôlable, même dans les établissements les plus stricts. (...) En pratique, quasiment personne n’éteint son portable en cours. Les professeurs entendent peu de sonneries, mais les élèves passent beaucoup de temps à s’envoyer des messages, à s’échanger des fichiers par bluetooth, à prendre des photos, profitant des moindres brèches dans l’autorité et l’attention des enseignants."
Ibid.

Echapper à la réalité, soit, mais pour quelle autre réalité ? Sur quel cyberespace de la planète d'jeunes sont-ils branchés lorsqu'ils cheminent ensemble, chacun les yeux rivés sur l'écran de son portable ? Le portable est toujours là, dans la main ou dans une poche, prêt à être dégainé. C'est plus qu'un accessoire, c'est devenu une sorte d'excroissance en même temps qu'un signe identitaire. Si l'on y ajoute l'oreillette, bluetooth de préférence, on ne peut plus savoir s'ils sont en communication, ou en train d'écouter de la musique, ou encore d'explorer un univers virtuel, de vivre une sorte de "second life". Je rappelle que Second Life est une simulation sociétale virtuelle, permettant de vivre une "seconde vie" sous la forme d'un avatar dans un univers persistant géré par les joueurs (comprenne qui pourra).

C'est peu dire qu'ils échappent au réel, mais en contre-partie le réel leur échappe et là aussi, le piège se referme et la caverne est plus profonde et plus obscure que jamais ! Platon pouvait-il imaginer que les hommes pussent collaborer avec autant de zèle au simulacre destiné à leur rendre le réel opaque et inaccessible ?



Et encore, je n'ai pas parlé de la pub !



La dernière explication que j'avancerai pour rendre compte de la singulière apathie des masses, et ce n'est pas la moindre, consiste dans le rôle joué par le sport de masse, à tel point que l'on peut dire qu'à la fin du siècle précédent, et au début de ce siècle, le sport est le nouvel opium du peuple.

On me dira que je cherche des raisons en dehors de la politique, et que je ne prends pas en compte le mouvement souterrain qui portera les masses au pouvoir et les lois de l'histoire qui consacreront au bout du compte la victoire du prolétariat, au terme d'une lutte de classe pleine d'aléas et de vicissitudes, si l'on s'en tient au détail des événements, mais conforme à la nécessité historique.

Je remarquerai que le père du matérialisme historique lui-même ne s'est pas borné aux lois de l'histoire lorsqu"il s'est agi d'expliquer comment certaines catégories sociales avaient été exclues du processus historique:

"La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit des conditions sociales dont l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple"

Marx/Engels, Critique de la philosophie du droit de Hegel.

En disant du sport qu'il est le "nouvel opium du peuple", je n'ai pas prétendu que la religion fût devenue inoffensive, mais simplement qu'en un temps où les stades sont plus fréquentés que les églises et les émissions sportives plus suivies que les émissions religieuses, il fallait une nouvelle religion pour soutenir l'ancienne, ou la relayer.

Ie sport est devenu, en quelques décennies, un phénomène de masse planétaire, rassemblant des foules immenses dans les stades, les rues, les bars, sur les places, et à longueur de temps devant tous les écrans, sur toutes les ondes et sur toutes les antennes, même celles qui ne lui sont pas exclusivement consacrées. Dans la hiérarchie des nouvelles, le sport passe souvent à la première place : il supplante la culture, l'économie, la politique et en vient à occulter les informations les plus importantes. Il est devenu, selon l'expression de Robert Redeker la "parodie dévorante de la politique" en même temps que "le moteur principal et la tête de pont de la mondialisation". Dans son essai "Le sport est-il inhumain ? Robert Redeker décrit le type d'humanité généré par le sport de masse:


"Un mutant dépolitisé, vidéoconsommateur planétaire et commun, agent et objet du marché global. De ce produit inédit, Ie sportif est l'emblème: c'est son être usiné par des technologies convergentes (biotechnologie, sciences cognitives, nanotechnologies, mécanique...) que l'on magnifie à l'infini. Ce faisant, l'on nous soumet aux valeurs injonctives et depoétisantes qui sous-tendent cette production : Ie diktat de la performance, "l'imperatif du rendement et de l'efficacité quantitativement évaluables".

C'est de ce type d'humain qu'a besoin le nouveau capitalisme, qui n'a trouvé d'autre solution, pour maintenir les masses exploitées dans la soumission, que de les endormir, de les distraire, de les enfermer dans un monde d'illusions et de simulacres, au plus profond de la caverne Le sport de masse, héritier, non pas de l'olympisme antique, mais des jeux du cirque, est l'instrument parfait d'un tel dessein:

"Le sport actuel n'est plus simplement un effet du marché mais cette puissance qui Ie rend possible, par un incessant travail d'uniformisation du corps et du "mental" une massification des émotions, la sacralisation de vedettes dépourvues d'idéal positif et d'intériorité, champions du "culte des marques et de la loi du plus fort."

Robert Redeker, Le sport est-il inhumain ?

Peut-être ai je tort de me mettre à dos les sportifs, tant ils sont nombreux et influents. C'est en effet un bien grand risque que je prends car aujourd'hui, dans notre société, il est moins dangereux d'attaquer la religion que le sport, ce qui confirme l'idée selon laquelle le sport est devenu un opium plus puissant que la religion. J'ai bien dit dans notre société car Robert Redeker a fait lui-même cette triste expérience que, dans certaines sociétés, il était toujours aussi risqué de se frotter à la religion !



Et encore, je n'ai pas parlé de la pub !

Je n'ai pas dit à quel point elle est la clé de voute du système : c'est la pub pour Coca Cola qui finance TF1 qui, "juste" retour des choses, se fait un "devoir" de vendre du temps de cerveau disponible pour Coca Cola, et en même temps, c'est la pub qui, par un lavage de cerveau sans égal, formate les esprits pour les rendre disponibles pour TF1 et consorts, et à la presse pipole, et aux jeux du stade, etc. Bref, la boucle est bouclée : le dispositif est d'une totale efficacité, plus qu'aucune dictature.

Le "meilleur des mondes", dont je parlais plus haut, décrit ce que serait la dictature parfaite: une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s'évader. Un système d'esclavage où, grâce la consommation et au divertissement, les esclaves "auraient l'amour de leur servitude"...

C'est un monde bien étrange que ce monde-là, et ce sont d'étranges prisonniers.
Qui dira, après Platon et Huxley, à quel point ces prisonniers nous ressemblent, et à quel point ce monde est le nôtre ?


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