Alerte !

Le texte de tous les dangers.


J'écrivais, dans un article de ce blog que j'avais intitulé :

"le fameux Big Brother d'Orwell n'est qu'un petit garçon, comparé à Edvige et au traçage électronique par le biais de la carte bancaire, du téléphone portable, à la vidéo- surveillance, à la géolocalisation des personnes et des biens, aux mouchards de toutes sortes (les fameux cookies) qui se cachent dans les circuits de nos ordinateurs, etc..."
Je ne croyais pas si bien dire. Pourtant, il arrive fréquemment qu'on soit accablé de constater à quel point on avait raison car, lorsqu'on annonce le pire, on espère toujours avoir péché par excès de pessimisme, on pense que ce n'est pas possible, ou qu'ils n'iront pas jusque là...bref, on essaie de se rassurer.

Malheureusement, il faut à présent se rendre à l'évidence. J'avais parlé de "libéral-totalitarisme" pour bien distinguer entre les apparences "libérales" et la réalité totalitaire du régime sarkozyste, mais à présent que la dictature est réellement en marche, le terme "libéral" est de trop, quel que soit le sens qu'on lui donne !
Mais quel est donc ce "texte de tous les dangers" sur lequel je fonde des propos tellement alarmistes ? Serait-ce un texte émanant du Ministère de la Défense, et qui proclame l'Etat de guerre et la suspension des libertés publiques ? Pas du tout : il s'agit d'un texte du Ministère de l'Education Nationale.

Je devine d'ici votre étonnement, voire votre soulagement : il ne s'agit donc que de la réforme Darcos, réforme certes catastrophique pour l'Ecole publique, mais de là à parler de dictature ! Eh bien, vous n'y êtes pas, ou pas tout à fait : un petit clic et c'en sera fini du suspense ! Une fois le document téléchargé, mettez-le précieusement sur votre bureau, pour le lire et imprimez-le pour le faire connaître.

J'avoue qu'à sa réception, je me suis demandé si je n'avais pas rêvé : je ne suis pas le seul à avoir réagi ainsi. Une de mes collègues, qui m'a fait parvenir le document, accompagne son envoi du commentaire : "J’ai vérifié avant d’envoyer si ce n’était pas un «hoax» (rumeur fausse et canular invérifiable du web). Il ne semble pas ...." Et elle ajoute malicieusement : "Ne répondez pas à mon message ; sinon votre fichage commence…". Pour mon compte, je n'ai pas cette inquiétude : il y a sans doute longtemps que je suis fiché, mais j'ignorais que je m'exposais à être promu au rang des "leaders d'opinion", selon quelles procédures et au prix de quels risques !.

L'appel d'offres (car il s'agit bien de cela) est effarant ("Il faut le voir pour le croire", dit le site Fabula") : les Ministères de l'Education Nationale, de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche font appel à des entreprises spécialisées dans le flicage pour "repérer les leaders d'opinion (on disait autrefois les "meneurs"), les lanceurs d'alerte (plus classiquement les "agitateurs"), pour analyser leur pouvoir d'influence et leur capacité à se constituer en réseau". Le pouvoir s'adresse ainsi à des agences spécialisées qui exercent leurs talents dans le domaine de "la veille technologique", ou de "l'intelligence économique" nouveaux concepts qui désignent ce que l'on appelait autrefois l'espionnage industriel. Il n'est pas étonnant que l'on trouve dans le "cahier des clauses particulières" (CCP n° 2008/57 du 15 octobre 2008) les concepts essentiels et quelque peu énigmatiques de la "veille stratégique" tels que peut en trouver ici la définition. ("signaux d'alerte précoce", "signaux faibles"....). Il est toujours intéressant de savoir d'où vient tout cela, et quelles sont les sources d'inspiration.

Et le "cahier des clauses particulières" montre à quel point c'est un travail professionnel qui est commandé, et pour quel prix : 100 000 € HT/an pour exercer une haute surveillance sur l'éducation nationale, et 120 000 € pour l'enseignement supérieur et la recherche ! Et l'on peut de plus s'étonner que des tâches traditionnellement confiées aux R.G. (Renseignements généraux) le soient à présent à des officines privées. Cela signifie-t-il une évolution quantitative de ces tâches, ou un changement de leur nature, ou la perspective d'une privatisation des "Renseignements généraux" ?

Oui, décidément, Big Brother est un petit garçon à l'ère Sarkozy. Tous ceux qui nous ont présenté l'Internet comme un instrument inégalable de liberté, parce qu'incontrôlable , n'imaginaient pas qu'il allait devenir un instrument sans égal de contrôle. Par une double ironie de l'histoire, c'est Internet qui a permis de lever le lièvre, et quel lièvre ! Le texte de l'appel d'offres a en effet été révélé le 7 novembre par le site Internet Fabula, avant d'être relayé par les "internautes" d'abord, par la presse ensuite (Libération et Le Monde). On peut être surpris par le peu d'importance que la grande presse a accordé à cette nouvelle, au regard du nombre de sites qui s'en sont fail l'écho, et sans lesquels on peut supposer que les journaux cités n'en auraient même pas fait mention. Autre ironie de l'Histoire : le pouvoir n'a pas tort lorsqu'il considère que les informations les plus sensibles sur lesquelles la presse officielle fait l'impasse, ou qu'elle minimise, se fraient une voie sur la toile, et que de plus en plus de citoyens vont y chercher les informations que le pouvoir veut occulter, et que la presse officielle tait.

Libération rapportant, dans son édition du 10 novembre, que "Les ministères de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur viennent de lancer un appel d’offres pour assurer une « veille de l’opinion », autrement dit suivre tout ce qui se dit et s’écrit dans les médias sur les sujets les concernant" précise que "Le dispositif a été lancé sous l’ère de Gilles de Robien alors qu’il n’y avait qu’un seul ministère. Il a été poursuivi par Xavier Darcos nommé en mai 2007 et par Valérie Pécresse qui récupère alors l’Enseignement supérieur" et conclut qu'il n'y a là rien de bien nouveau. Après avoir fait état du budget consacré à cette opération et rappelé que, l'an dernier le budget consacré à cette « veille » était déjà de 220.000 euros, Libé considère que, si une telle somme n'est pas négligeable, "à l’ère de la communication politique, les ministères aiment gouverner en ayant à l’œil d’un côté les sondages, de l’autre l’opinion médiatique." C'est bien compréhensible ! Apparemment donc, si l'on en croit "Libération", il n'y a pas de quoi fouetter un chat. C'est même en exprimant un certain étonnement que Libé ajoute que "Pourtant l’annonce, cette année, d’un tel appel d’offres suscite des suspicions" ( sic).
Dans l'édition suivante, le même journal titre : "Veille d'opinion dans l'Education: «En aucun cas on ne peut parler de fichage»", et donne la parole à Véronique Mély, déléguée à la communication à ces ministères qui se défend des vilains soupçons de fichage et de flicage par cet argument qui donne le vertige: "l'opinion cherche à se faire entendre sur le web, et nous, nous cherchons à l'écouter".

Dans son édition du 13 novembre, "Le Monde" reprend la nouvelle sous le titre "Un appel d'offres suscite l'émoi des professeurs sur le Web", mais il n'est pas plus mordant que "Libération" : il reprend le propos de Xavier Darcos, selon lequel ce n'est là rien de plus que "l'extension à Internet des traditionnelles revues de presse", et même cet argument de la déléguée déjà évoqué par Libé selon lequel "Ce n'est pas une démarche de censure et de contrôle mais une démarche d'écoute et de compréhension de l'opinion" : hallucinant !
Et pour faire bonne mesure, "Le Monde", sans doute pour marquer qu'il n'est pas devenu incapable de tout point de vue critique, rapporte que "les syndicats d'enseignants n'ont pas du tout apprécié cette initiative" mais il ajoute aussitôt qu'ils "se refusent à la dramatiser" et reprend le jugement de Gérard Aschieri, secrétaire général de la FSU : "Parler d'une volonté de fichage des militants me paraît être une surinterprétation".
Décidément, avec de tels syndicalistes, les enseignants sont bien défendus ! Avec de tels journaux, la démocratie est bien défendue !

On ne peut qu'être frappé par la réactivité et la liberté de ton des blogs, des sites et des journaux en ligne. A les consulter, on voit mieux pourquoi le pouvoir s'en effraie. On pourra consulter, à titre d'exemples, les adresses suivantes qui, elle-mêmes renvoient à d'autres adresses, et l'on peut penser que ce n'est pas fini :

Blog de Bernard Gensane, qui parle de "Fascisme rampant". Désolé, Bernard, tu seras fiché !

Blog "Corpus delicti" qui, après avoir rapporté et souligné le texte, propose d'entreprendre la lutte en exploitant les faiblesses de Google : "compte tenu des centaines de visites dues à google, qui place, on ne sait pourquoi, un blog de divertissement et de n'importe quoi en tête des recherches sur ce texte, j'en profite pour appeler à la démission en ligne, et à une pétition contre le gras du jambon." Qu'importe, vous serez fichés !!

Le journal en ligne Rue89.

Et bien sûr, le site de recherche en littérature Fabula, par qui le scandale arriva.

Car enfin, il faut relire l'appel d'offres avec un minimum d'attention.

Que signifie "identifier les thèmes stratégiques, analyser les sources stratégiques, ou structurant l'opinion" ? Que signifie le terme "stratégie", et de quelle stratégie s'agit-il ?
Et pourquoi "repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte..." ?

Tous les professionnels de la "veille stratégique" vous diront que s'il s'agit de savoir, c'est pour pour agir, en l'occurrence que s'il s'agit d'écouter l'opinion, ce n'est pas dans le souci démocratique d'en tenir compte, mais pour agir sur elle, pour la manipuler, pour infiltrer ses réseaux, pour mettre hors jeu ses leaders, de différentes manières.

Il y a là, manifestement, un avant-goût de STASI ou d'OVRA, à l'efficacité démultipliée par le recours à tous les moyens high tech, bref, la perspective effrayante de la mise sous haute surveillance de la population tout entière, telle qu'Orwell lui-même ne pouvait l'imaginer.




Il faut aller beaucoup plus loin que Luc Bérille, secrétaire général du SE-UNSA (syndicat des enseignants), lorsqu'il dit : "que le ministère soit attentif à l'évolution de l'opinion est une chose, mais que l'objectif annoncé (…) soit de prévenir toute remise en cause ou critique de sa politique en est une autre".

Car en vérité, il ne s'agit pas simplement de faire passer une réforme impopulaire en diable, mais de mettre au pas une catégorie entière de la population,
ce qui s'appelle dictature!

Je ne sais pourquoi l'on commence par les personnels de l'éducation et de la recherche, par les enseignants, les étudiants et les chercheurs : en vérité, je ne suis même pas sûr que des initiatives de ce genre n'ont pas déjà été prises dans d'autres ministères, mais l'on peut d'ores et déjà faire quelques conjectures : les gouvernements savent depuis toujours et, en particulier depuis 1968 que les Lycées et les Universités sont des lieux sensibles et que la contestation part souvent de là. C'est également pourquoi Darcos tient tellement à faire passer sa réforme: elle serait emblématique et ouvrirait une brèche décisive dans laquelle pourraient s'engouffrer tous les autres ministères pour réaliser leurs propres contre-réformes. Il peut s'agir plus simplement d'un ban d'essai : ce qui aura été réalisé ici pouvant l'être ailleurs.

"Il ne s'agit surtout pas de fichage", assurent sans rire, la main sur le coeur, les ministres concernés. Allons donc! Comment pourraient-ils garantir qu'un tel déploiement de moyens ne puisse pas aboutir à cela, pour autant que ce ne soit pas leur but ! Il suffit de voir l'affaire d'Etat déclenchée par la saisie des dossiers noirs de l'ancien directeur des RG, Yves Bertrand pour constater la dérive endémique des services de renseignements, même les plus officiels !

Quels intérêts serviront donc à court, moyen et long terme les agences de renseignement privées qui seront choisies pour accomplir cette trouble besogne ? On peut être assuré d'ores et déjà que la démocratie n'y trouvera pas son compte, et pas davantage les citoyens à qui il appartient à présent de faire entendre leur voix avec assez de force pour qu'elle soit enfin écoutée ! Dans des pétitions, en ligne ou pas ? Dans la rue ? Il y a bien des moyens de se faire entendre dans une démocratie : voilà une bonne occasion de vérifier que la dictature annoncée n'est pas encore effective !


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